La financiarisation est une mutation mondiale de l’activité économique par l’application de cinq scénarios, qui ont pris toute leur ampleur en 1978-91 avec :
- L’abolition progressive du Glass Steagall Act (grâce auquel, en 1933, Franklin Roosevelt avait rendue non pas impossible mais bien plus difficile une grande dépression économique qui avait frappé le monde entier et qui fut une cause majeure de la 2e Guerre Mondiale), et la dérégulation générale de l’industrie bancaire avec fusion des métiers de banques de dépôts et de banques d’affaires (1978-91),
- La fusion des gestions de la masse monétaire et de la dette publique, toute augmentation de masse monétaire devenant mécaniquement un accroissement de la dette,
- L’abolition de fait de la règle de la SEC (Stock Exchange Commission, réglementation des marchés financiers U. S.) interdisant à une entreprise cotée le rachat de ses propres actions,
- La généralisation du stockoptionisme (rémunération des dirigeants par stock-options avec accords constituant des délits d’initiés) qui en est la conséquence naturelle,
- L’abandon de toute stratégie d’entreprise fondée sur la recherche d’avantages concurrentiels durables (Michael Porter, Octave Gélinier et leurs élèves dont l’auteur de ces lignes) pour imposer le Stockholders’ Value Enhancement (SVE), fondé sur la réduction permanente et structurelle des coûts fixes à commencer par les coûts salariaux et par la délocalisation ; et sur les décisions par benchmarking qu’il permet en appliquant le SVE dans les décisions stratégiques prises au niveau financier et global et appliquées à des industries homogènes (voir François Morin, l’Hydre Globale), et non plus au niveau du corporate management appliqué à l’entreprise à stratégie originale.
Wikipédia dit : Le processus dit de financiarisation de l’économie résulte de la montée en puissance de pratiques, de techniques et aussi de représentations et de valeurs inspirées par l’industrie financière. Cette mutation transforme l’économie et la société contemporaines en les organisant autour d’une nouvelle cohérence articulée sur l’efficacité financière et sur une vision du temps linéaire spécifique à la finance. Cette cohérence s’approche avec la crise actuelle de son point de rupture, ce qui expliquerait l’atmosphère de “ fin de règne ” ressentie par certains. (Observatoire de la Finance, Genève.)
Mais il y a autre chose, et plus grave : Wikipédia n’a pas encore pris conscience de la notion de Perception d’Impunité.
Considérez deux grandes entreprises françaises cotées en bourse : Total et l’Oréal.
Imaginez que les chimistes de l’Oréal soient coupables d’une négligence compromettant gravement la qualité de leurs cosmétiques. Dans les huit jours, des millions de femmes s’en aperçoivent quand des boutons apparaissent sur leur peau même. Un tollé général explose. Aussitôt, vous vous en doutez, les actions de l’Oréal chutent. C’est pourquoi chez l’Oréal on ne plaisante pas avec le contrôle qualité.
Mais supposez – pure hypothèse – qu’un jour Total exploite les gaz de schiste dans le Languedoc. Rien ne se passe d’abord : Les craintes exprimées par les écologistes semblent injustifiées… Pendant des années, les lubrifiants biodégradables du forage, qui, lentement, se sont accumulés dans le sous-sol, commencent à nourrir une espèce de Fungi (champignon unicellulaire). A partir d’une certaine densité, dans une quinzaine d’années, ces Fungi commencent eux-mêmes à alimenter la formation et la croissance d’une bactérie insoupçonnée. Cette bactérie, remontant lentement vers la surface, s’attaque aux racines de la vigne. Ce qui n’était pas prévu. La vigne est malade. Il faut quelques années pour désigner la bactérie responsable, et quelques autres pour découvrir son origine trente ans après le premier forage. Une origine que Total et autres pétroliers contesteront bien sur : de beaux procès en perspective. Eh bien, pendant tout ce temps-la, l’action de Total aura bougé à la hausse, nourrie par la formidable croissance des revenus gaziers… et ses dirigeants successifs auront encaissé leurs stock-options.
Quelle est la différence entre Total et L’Oréal, deux entreprises dirigées en vertu des principes classiques de l’économie de marché et de la gestion décrite par tous les médias comme prudente et raisonnable ? C’est cette perception d’impunité, ainsi désignée par son inventeur, le Professeur autrichien Léopold Kohr. Il fut le professeur d’Ernst Friedrich Schumacher qui vulgarisa les concepts de Kohr dans le fameux best seller Small is Beautiful. Kohr a, entre 1935 et 1957 (The Breakdown of Nations malheureusement pas encore traduit), publié la description du mode de vie autarcique, en cycle fermé privilégiant les échanges locaux et les recyclages de co-produits et effluents, que tous les Verts du monde défendent aujourd’hui.
C’est cette perception d’impunité qui est derrière la fantastique explosion du pillage de la planète et de l’humanité par la financiarisation et titrisation, depuis en gros 1980.
Car la perception d’impunité est maximale dans l’industrie financière et dans les activités cotées en bourse qu’elle préfère: services publics, telecom, energie, eau municipale…
Il y a plus: Tous les médias se font l’écho des grands financiers de la planète pour expliquer que l’Euro, monnaie unique, était une grave erreur parce que l’UE n’avait pas mis en place une gouvernance commune des budgets, des impôts et des déficits (donc de l’endettement) qui aurait permis d’éviter que les différences de compétitivité soient compensées par l’endettement; ce qui semble évidemment du bon sens.
Ces financiers et ces médias omettent cependant de vous dire que, si chaque pays de la zone Euro avait évité de trop s’endetter, comme l’a fait la Finlande par exemple, au lieu de pratiquer 15 à 30 ans de déficits comme ce fut le cas pour la plupart d’entre eux – pour la France, plus de trente ans – jamais il n’y aurait eu de crise de l’Euro. Et que la Grande Bretagne, qui n’est pas membre de l’Euro, souffre cependant des mêmes maux que nous pour les mêmes raisons: déficits et endettement non maîtrisés. Avec en outre un endettement des sujets de sa Majesté eux-mêmes qui devient franchement alarmant, ce qui n’est pas du tout le cas des Français ni des Allemands.
Il y a encore plus grave : Ces financiers – et leurs agences de notation bien connues Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch – savent que, tant que les médias criaient au loup et faisaient planer un doute grave sur la capacité de l’UE à sortir de cette crise, le taux libre auquel ils pouvaient et peuvent encore prêter hier à l’Espagne, à l’Italie, au Portugal, aujourd’hui à la Grèce, resterait élevé : 4 à 7%, contre des taux nuls ou même négatifs à l’Allemagne et à la France. Ce taux résulte de ces inquiétudes généralement partagées, même quand elles n’étaient pas vraiment justifiées. Ainsi, alors même que ces taux aggravaient encore le fardeau supporté par la majorité des Européens, ceux dont le pouvoir d’achat est le plus modeste, ils accroissaient les profits plus que confortables que l’industrie financière réalise, et dont elle fait bénéficier les investisseurs les plus fortunés. Et de fait leur richesse n’a jamais grandi aussi vite que ces dernières années, au cœur même de cette crise, comme cela apparaît dans les classements de Fortune pour les plus grosses fortunes mondiales, et de Challenge pour les françaises.
Leopold Kohr expliquait la perception d’impunité en commentant ainsi la légende d’Ève et de la tentation: Si le Bon Dieu ne voulait pas qu’Ève cueille la pomme de l’arbre de la connaissance, il n’avait qu’à placer les branches de l’arbre un peu plus haut. L’occasion qui fait le larron, c’est le moment quand on a la certitude de l’impunité. Un gang de délinquants d’une banlieue à risques agressant le conducteur de l’autobus ou pillant et vandalisant le dernier magasin non ethnique du quartier, ou bien la foule berlinoise de 1934 pillant un magasin juif sous les regards hilares des SA pendant que la police est ailleurs, ou simplement le voyou arrachant le sac à mains d’une vieille dame seule et sautant par-dessus le portillon du métro, ou bien la foule Hutu encouragée par une propagande de haine et couverte par l’armée s’encourageant graduellement à massacrer huit cent mille Tutsis au Rwanda en 1994, tous fonctionnent ainsi par sentiment d’impunité. C’est ce sentiment qui est, non pas le moteur, mais la condition nécessaire de la violence sans contrôle. Aucune civilisation, aucune culture respectueuse du prochain, aucun sentiment de décence ne peut seul suffire à contenir alors l’amplification de cette violence. Son succès immédiat l’encourage très vite, car l’impunité est toujours précaire, donc il faut en profiter vite pendant qu’il est temps, while the going is good…
La perception de l’impunité est donc ce qu’il faut combattre si nous voulons étouffer dans nos rues la violence délictueuse ou criminelle dans l’œuf, et dans notre économie le pillage général au profit de quelques-uns. Comment ?
Pour étouffer cette perception d’impunité chez le citoyen moyen, nous connaissons deux outils, dont l’efficacité a été démontrée depuis des siècles.
Le premier outil est l’éducation. Quand Platon racontait aux Athéniens la légende de l’Anneau de Gygès qui rendait ce dernier invisible et lui permettait de commettre des crimes impunis, il s’en servait pour discuter du concept de justice ; mais la légende fut ensuite maintes fois utilisée pour ajouter que l’illusion d’impunité encourage fatalement le criminel à poursuivre celle-ci toujours plus loin avec de plus en plus d’habileté, jusqu’à ce qu’il rencontre l’occasion de sa chute qui sera alors d’autant plus dure (un sujet au romantisme inépuisable, voir l’Anneau des Nibelungen et le Crépuscule des Dieux…). C’est l’éducation qui forme l’enfant à se méfier de toute apparence, l’impunité étant une apparence spécialement dangereuse, qui nous rend méfiants et donc hésitants devant sa perception, sceptiques quant aux résultats escomptés, et sensibles à d’autres valeurs que le gain immédiat. Mais cette perception, même très atténuée, reste toujours possible. Et Léopold Kohr de citer l’exemple des sénateurs américains des années 40, hommes éduqués, éclairés et responsables, qui avaient individuellement puis collectivement pris la déplorable habitude de prendre le journal sans laisser la pièce dans le kiosque du marchand aveugle à l’entrée du sénat, trahissant la confiance de ce marchand. L’éducation est nécessaire dans ce sens, mais pas suffisante.
Le deuxième est la prévention bien visible, c’est à dire la police de proximité, ou l’ilotage. La présence aléatoire mais régulière d’agents en uniforme, à pied, affectés à un quartier donc apprenant à connaître de vue la population locale, visiblement formés et équipés pour agir immédiatement. La police de quartier pratiquant l’ilotage sans l’appeler ainsi a contribué dès le 19e siècle à supprimer peu à peu la violence parfois extrême qui prévalait dans certaines cours des miracles et autres quartiers interdits des grandes villes. Peu à peu la France a évolué vers une police d’intervention, a négligé la prévention, jusqu’à laisser des zones de non-droit grandir dans certaines banlieues. Il a donc fallu la réinventer en 1998 (Jean-Pierre Chevènement, Ministre de l’Intérieur) mais elle fut supprimée en 2003 (Nicolas Sarkozy, Ministre de l’Intérieur) pour être rétablie sous le nom de patrouilleurs, mais en s’interdisant de reparler d’ilotage. Il est bien plus d’actualité depuis l’acte criminel dont Charlie Hebdo fut victime. Affaire à suivre!
Dans le cas de la financiarisation, la perception d’impunité a pris des dimensions inconnues dans l’histoire.
Je l’ai expliqué dans ma lettre à notre Président François Hollande lui expliquant que son ennemi c’était elle et non pas la simple « finance ».
et, dans ma lettre à Christian Noyer, Gouverneur de la Banque de France, où j’ai rappelé pourquoi l’industrie bancaire doit séparer les activités de banque de dépôt et de banque d’affaires au niveau de l’actionnariat même.
Nous affirmons connaitre les autres remèdes:
Interdire les pratiques liées au stock-optionisme, notamment le droit de buy-back (par lequel une entreprise cotée en bourse manipule le marché de ses propres actions), la rémunération par stock-options, et le parachute doré.
Adoption d’une loi de discipline budgétaire inspirée de celles déjà pratiquées par nos voisins.
Rupture avec l’Impôt sur le revenu. Taxer le patrimoine (Actif Net) à sa place.
Croissance par l’investissement à très long terme. Grand appel de la BPI à l’épargne publique pour qu’elle libère le pays de la dette étrangère, appel favorisé par l’abolition de tout Impôt sur le Revenu.