Nous publions ici en français et en anglais cet article du professeur Barbara Harriss-White (Oxford Univ.) sur la financiarisation des télécommunications en Inde, un pays dont elle est spécialiste en tant qu’économiste, et du Dr. Jai Bhatia, (Cambridge University). Nous espérons ainsi faire comprendre à nos membres et correspondants en France et en Europe que le fléau de la financiarisation est le même partout, et que son pouvoir s’étend sur toute la planète.
We are publishing here in French and English this article by Professor Barbara Harriss-White on the financialization of telecommunications in India, a country in which she specializes as an economist, and by Dr. Jai Bhatia, Cambridge University. We therefore wish to make our members and correspondents in France and Europe understand that the scourge of financialization is the same everywhere, and that its power is spreading all over the planet.
Nous partons du fait établi que, dans la pensée dominante du développement économique, les marchés financiers et les institutions sont considérés comme un moyen d’accéder au capital et comme une source d’opportunités de croissance. Dans la pratique, cependant, ils en sont venus à inciter les entreprises à maximiser leurs valeurs cotées sur les marchés boursiers plutôt qu’à maintenir et à améliorer l’activité productive. En Inde, avec la déréglementation et la privatisation de nombreuses industries, le rôle et la fonction de la finance ont changé rapidement, passant de la facilitation des opérations commerciales à la transformation des entreprises en actifs financiers investissables, achetés et vendus à profit.
We start with the established fact that – in mainstream development thought – financial markets and institutions are seen as a way to access capital and as a source of opportunities for growth. In practice however they have come to incentivise companies to maximise their financial valuations rather than to maintain and improve productive activity. In India, with the deregulation and privatisation of many industries, the role and the function of finance has changed rapidly, from facilitating business operations to transforming companies into investible financial assets that are bought and sold for profit.
Pour les ménages indiens, la dette sous forme de prêts immobiliers, de crédits d’achat d’automobiles, et autres programmes de remboursements par mensualités fixes (EMI) est devenue un mécanisme essentiel de financiarisation, finançant la consommation même lorsque les salaires stagnent. Un accès facile aux cartes de crédit et au crédit endette davantage les personnes qui achètent des biens et services privés, notamment les soins de santé et l’éducation.
For Indian households, debt in the form of home loans, auto loans, and equated monthly instalment (EMI) schemes has become a critical mechanism of financialisation, funding consumption even when wages stagnate. Easy access to credit cards and credit further indebts people as they purchase private goods and services including healthcare and education.
Voici comment cela fonctionne dans le secteur des télécommunications en Inde.
We can see how this works in India’s telecoms sector.
Autrefois décrits comme la réalisation économique la plus remarquable de l’Inde, les télécommunications ont souvent été utilisées pour justifier les réformes économiques des années 90. Fournissant des services de télécommunications à des tarifs abordables à la plupart de la population, créant de nouveaux marchés du spectre de fréquence en plein essor, soutenus par des initiatives politiques axées sur la liberté des marchés, les télécommunications étaient considérées comme l’un des secteurs les plus prospères de l’Inde. Le nombre d’abonnés de la téléphonie sans fil est passée de 5 millions en mars 1991 à 1,17 milliard en juin 2019 et le coût des services a diminué de 98,3% entre 2001 et 2019.
Once described as India’s most remarkable economic achievement, telecoms have often been paraded to justify the economic reforms of the 1990s. Providing telecom services at affordable rates to most of the population, creating new and booming spectrum markets, sustained by market-driven policy initiatives, telecom was credited with being one of India’s most successful sectors. The subscriber base of wireless telephony increased from 5 million in March 1991 to 1.17 billion by June 2019 and the cost of services fell by 98.3 per cent between 2001 and 2019.
L’accès à un spectre de fréquence (bandes d’ondes électromagnétiques) est crucial pour la fourniture de services de téléphonie mobile. Les droits d’utilisation du spectre réglementé par l’État sont donc très précieux. L’État loue des licences de spectre à des sociétés de télécommunications pour une période définie, généralement vingt ans. Et en échange de la vente aux enchères des licences de spectre, il perçoit des revenus non fiscaux importants.
Spectrum (bands of electromagnetic waves) is crucial to the provision of mobile telephony services. So, the rights to use state-regulated spectrum are very valuable. The state leases out spectrum licences to telecom companies for a defined period of time, usually twenty years. And in return for auctioning spectrum licences it receives significant amounts of non-tax revenue.
Le secteur indien des télécommunications est un excellent exemple de la façon dont la financiarisation ne génère pas simplement une énorme dette à la consommation, elle modifie également l’Inde des entreprises, et ceci pour le pire. La logique des marchés financiers dérégulés, plutôt que la recherche des activités productives, guide désormais les décisions commerciales dans les télécommunications. La fourniture de services de télécommunications est devenue une activité déficitaire. Mais la financiarisation a offert aux promoteurs et aux investisseurs des opportunités de profit en spéculant sur la valeur future des services de télécommunications. Les entreprises de télécommunications qui ont un meilleur accès aux bandes de fréquences et un plus grand nombre d’abonnés sont attrayantes pour les spéculateurs en raison de leur potentiel de création et d’échange pour une plus grande valeur financière. Leurs promoteurs et investisseurs sont instantanément récompensés par des cours de bourse plus élevés en bourse.
The Indian telecom sector is a prime example of how financialisation is not simply generating vast consumer debt, it is also changing corporate India for the worse. The logic of financial markets rather than profit from productive activities now guides business decisions in telecoms. Providing telecom services has become a loss-making activity. But financialisation has provided opportunities to promoters and investors[1] to profit by speculating on the future value of telecom services. Telecom companies with greater access to spectrum bands and higher numbers of subscribers are attractive to speculators because of their potential to create and be traded for greater financial value. Their promoters and investors are instantly rewarded by higher share prices on the stock exchange.
Ainsi, pour augmenter les valeurs financières et les bénéfices futurs, les sociétés de télécommunications indiennes ont agi sans scrupules, utilisant la dette pour soumissionner de manière imprudente dans les enchères de spectre et se lançant dans des guerres de prix destructrices pour augmenter le nombre d’abonnés. Ils n’ont pas hésité à aligner avec les objectifs de pure valorisation financière les incitations des dirigeants d’entreprise par le biais de primes et de partage des bénéfices sur ceux des actionnaires. Pendant ce temps, les emplois sont supprimés, le pouvoir de négociation organisé est combattu à la fois par les entreprises et par l’État, et les revenus sont redistribués de telle sorte que la main-d’œuvre y perd – une tendance observée à l’échelle mondiale qui affecte la consommation et l’épargne. Par exemple, en avril 2020, lorsque Reliance Jio a annoncé son accord lucratif avec Facebook, il a également annoncé (en invoquant le coronavirus) que dans l’ensemble du groupe Reliance, tous les salaires des employés seraient réduits de 10 à 50%.
So, to boost financial values and future profits, Indian telecom companies have acted without scruples, using debt to bid recklessly in spectrum auctions and embarking on destructive price wars to increase the number of subscribers. They have not shrunk from aligning corporate managers’ incentives by way of bonus payments and profit sharing with those of shareholders. Meanwhile, jobs are cut, organised bargaining power is resisted by both business and the state, and income is redistributed in such a way that labour loses out – a trend found globally which affects consumption and savings. For example, in April 2020 when Reliance Jio announced its lucrative deal with Facebook, it also announced (invoking coronavirus) that across the Reliance Group all employees’ salaries would be cut by anywhere between 10% and 50%.
Les entreprises de télécommunications ont compté sur l’État pour adopter des politiques favorables aux entreprises, renoncer aux paiements du spectre et annuler les paiements de dette et d’intérêts à ses banques du secteur public. Ces sauvetages d’État soutiennent les cours de bourse, lorsque les entreprises de télécommunications rencontrent des difficultés financières – comme en 1998-99, 2011-12 et 2017-19.
Telecoms companies have relied on the state to enact pro-business policies, forgo spectrum payments, and forgive debt and interest payments to its public sector banks. These state rescues sustain financial valuations when telecom companies get into financial trouble – as in 1998-99, 2011-12, and 2017-19.
Par ces moyens, malgré les superpositions de coûts liées à la mise à niveau technologique, malgré de lourds investissements dans le spectre et malgré les menaces pesant sur les bénéfices de la concurrence amère des prix et du service de la dette, ce secteur surendetté a réussi à attirer et à détenir certaines des entreprises les plus réputées de l’Inde, notamment Reliance Industries , le groupe Birla, le groupe Tata et le groupe Bharti.
By these means, despite cost overlays from technological upgrading, despite heavy investments in spectrum, and despite threats to profits from bitter price competition and from debt servicing, this overleveraged sector has managed to attract and hold some of India’s most reputed business houses including Reliance Industries, the Birla Group, the Tata Group, and the Bharti Group.
L’activité financière peut alors être développée pour générer des bénéfices pour les investisseurs et les promoteurs des télécommunications supérieurs à ceux qui découlent de la vente de services de télécommunications. Cette phase de financiarisation implique des activités telles que les fusions et acquisitions, les premières introductions en bourse (IPO), les rachats de ses propres actions par l’entreprise (Buyback) et la sollicitation d’investissements privés en Fonds Propres (Private Equity) à des taux très favorables aux promoteurs. Les entreprises de télécommunications deviennent des actifs financiers.
Financial activity can then be developed to generate greater profit for telecom investors and promoters than that which accrues from the sale of telecom services. This phase of financialisation involves activity such as mergers and acquisitions, initial public offerings, stock buy-backs, and the attracting of private equity investment at rates very favourable to promoters. Telecom companies become financial assets.
Reliance Jio est un exemple récent de la manière dont la financiarisation a entraîné d’énormes gains financiers pour une entreprise de télécommunications déficitaire. Reliance Jio fait partie de Reliance Industries Limited, la plus grande entreprise privée de l’Inde, dirigée par l’homme le plus riche de l’Inde, Mukesh Ambani. Considérée comme la plus grande «start-up» au monde, Reliance Jio a investi 1 500 000 crores INR (19 milliards USD) dans l’infrastructure et les technologies de télécommunications. Vers la fin de l’année, il a lancé des services commerciaux pour transférer la voix et les données via Internet en utilisant la technologie de télécommunications de quatrième génération (4G). Offrant des appels vocaux gratuits à travers l’Inde sur son réseau 4G et des données à des tarifs très compétitifs, il a déclenché une guerre des prix. Pour conserver les clients, les concurrents ont été contraints d’offrir des prix similaires. La guerre des prix a provoqué un effondrement des revenus moyens par utilisateur (ARPU) du secteur – une mesure clé de la rentabilité. Reliance Jio a rapidement acquis plus de 300 millions d’abonnés et est devenu le troisième fournisseur de services de télécommunications en Inde.
A recent example of how financialisation has resulted in huge financial gains for a loss-making telecom company is Reliance Jio. Reliance Jio is a part of Reliance Industries Limited, India’s biggest private company, headed by India’s richest man, Mukesh Ambani. Said to be the biggest “start-up” in the world, in 2016 Reliance Jio invested INR 1,50,000 crore (US$ 19 billion) in telecom infrastructure and technologies. Late that year, it launched commercial services to transfer voice and data through the internet using fourth-generation (4G) telecommunications technology. Offering free voice calls across India over its 4G network and data at very competitive rates, it triggered a price war. To retain customers, competitors were forced to offer similar pricing. The price war caused a crash in the industry’s average revenue per user (ARPU) – a key measure of profitability. Reliance Jio rapidly acquired over 300 million subscribers and became India’s third largest telecom service provider.
Reliance Jio était hébergée au sein de Reliance Industries et ses profits et pertes n’étaient pas séparés des autres activités de Reliance avant sa restructuration pour l’accord avec Facebook décrit ci-dessous. Le consensus de l’industrie est donc que Reliance Jio n’était pas rentable et ne pouvait se maintenir que sur la solidité financière et les subventions croisées de sa société mère.
Reliance Jio was housed within Reliance Industries and its profits and losses were not segregated from other Reliance businesses before it was restructured for the deal with Facebook described below. The industry’s consensus is, thus, that Reliance Jio was unprofitable and only able to sustain itself on the financial strength and cross subsidies of its parent company.
L’atteinte de valorisations financières, donc de cours de bourse élevés, définit désormais le succès. Ce qui importe n’est pas la durabilité actuelle de l’entreprise, sa survie en tant que telle, mais une variété d’estimations et d’hypothèses concernant sa croissance et sa rentabilité potentielles futures.
Achieving high financial valuations now defines success. What matters is not current sustainability but a variety of estimates and assumptions about a given venture’s future potential growth and profitability.
La stratégie de Reliance Jio visant à maximiser sa valeur financière a été confirmée le 22 avril 2020, lorsque, indépendamment de l’historique de la dette et du comportement prédateur de Reliance Jio, Facebook a acquis 9,99% de son stock pour 43574 crores INR (5,7 milliards de dollars américains). Pour Facebook, le partenariat avec Reliance avait un double avantage: premièrement, Facebook a accès aux 300 millions d’abonnés 4G de Reliance Jio qui utilisent Internet; deuxièmement, ils ont accès, grâce à Ambani, aux plus hauts postes politiques en Inde. Cet accord signifie que la valorisation financière de Reliance Jio est désormais de 4,62 000 crores INR (60,7 milliards de dollars). Après avoir investi 1 500 000 crores INR (19 milliards de dollars), les Ambanis ont triplé sa valeur financière en moins de 4 ans. En conséquence immédiate, le prix à la Bourse de Bombay de la société mère de Jio, Reliance Industries, a augmenté de 10,8% à 1330 INR par action, générant une richesse instantanée pour les promoteurs et actionnaires de Reliance Industries.
Reliance Jio’s strategy of maximising its financial value was vindicated on 22nd April 2020, when, regardless of Reliance Jio’s history of debt and predatory behaviour, Facebook acquired 9.99% of its stock for INR 43,574 crores (US$ 5.7 billion). For Facebook, partnering with Reliance had a double advantage: first, Facebook gets access to Reliance Jio’s 300 million 4G subscribers who use the internet; second, they get Ambani’s access to the highest political offices in India. This deal means that Reliance Jio’s financial valuation is now INR 4,62,000 crores (US$ 60.7 billion). Having invested INR 1,50,000 crores (US$ 19 billion), the Ambanis were able to treble its financial value in under 4 years. Immediately as a consequence, the price on the Bombay Stock Exchange of Jio’s parent, Reliance Industries, increased by 10.8% to INR 1330 per share, generating instant wealth for Reliance Industries promoters and shareholders.
En extrapolant à partir de ce cas et d’une littérature croissante sur l’Inde, nous concluons que la financiarisation a pénétré son secteur des entreprises; que les entreprises se comportent de manière de plus en plus risquée, destructrice et irresponsable; que l’État vient à leur secours et nationalise souvent leurs pertes aux dépens du contribuable. Mais les bénéfices restent privatisés.
Extrapolating from this case and from a growing literature on India, we conclude that financialisation has penetrated its corporate sector; that companies behave in increasingly risky, destructive and irresponsible ways; that the state comes to their rescue and often nationalises their losses at the expense of the taxpayer. But profits remain privatised.
Dr Jai Bhatia, Newnham College, Cambridge University with Prof Barbara Harriss-White, Wolfson College, Oxford University.
References used./ Références:
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[1] Les promoteurs en Inde sont un groupe d’actionnaires qui gèrent les affaires tandis que les investisseurs sont un groupe d’actionnaires qui fournissent du capital aux entreprises. – Promoters in India are a group of shareholders who manage business while investors are a group of shareholders who provide capital to business.