Maggie Thatcher est à la mode à droite et parfois aussi à gauche. C’est de sa poigne de fer et de sa politique dite néolibérale que nous aurions besoin, dit-on. J’en étais convaincu moi-même quand en 1983 j’ai émigré vers l’Amérique…

J’ai ensuite découvert que ce qu’il y avait de bon dans sa politique n’était pas nouveau, et que ce qu’il y avait de nouveau n’était pas bon du tout.

Ce qui était bon d’abord :

  • Elle a su être ferme pour mener manu militari une réforme qu’on savait populaire dans une Angleterre paralysée et exaspérée par les conflits et blocages sociaux. Comme De Gaulle.
  • Elle a gouverné guidée par ses convictions intimes au lieu de rechercher éternellement le consensus général, toujours éphémère et aléatoire. Et parfois en se trompant. Comme Roosevelt.
  • Elle a imposé un plafonnement de la pression fiscale (mais pas une baisse, c’est une légende). Comme Adenauer écoutant Ludwig Erhard, et De Gaulle, écoutant Jacques Rueff… et Antoine Pinay.
  • Elle était une grande communicatrice sachant mettre ses convictions à la portée d’une large audience. Comme Reagan, qui pratiquait mieux qu’elle le gant de velours… et comme Gandhi, mais Gandhi et De Gaulle avaient la vision en plus, et de loin. 

Et ces qualités et ces tactiques n’ont rien à voir avec le libéralisme. 

Un chef d’Etat socialiste comme Tage Erlander (Suède), ou marxiste révisionniste comme Tito (Yougoslavie), ou démocrate chrétien comme Adenauer (RFA) avaient les mêmes qualités. D’ailleurs Maggie Thatcher était libérale… quand elle avait le temps! Elle n’a pas hésité à se servir de l’intervention de l’Etat quand elle le jugeait nécessaire, ou quand « la force des choses l’y contraignait », comme De Gaulle disait si bien.

Par contre Maggie Thatcher a aussi fait beaucoup de mal au Royaume Uni, à l’Europe, et au Monde Libre. Énumérons comment, en allant du moins grave au plus grave.

  1. Elle a perçu l’Union Européenne comme si elle était toujours gouvernée par une puissance totalitaire hostile à la sacro-sainte Angleterre et à son peuple élu du Dieu du Monde Libre, le seul vrai. (Oui je dis bien l’Angleterre, pas le Royaume Uni.) Elle a vivement encouragé la conviction des Anglais d’être un peuple élu. Elle a ainsi ravivé l’antique et profonde méfiance de tout anglo-saxon envers le continent européen. Une conviction de supériorité qui a animé aussi, autrefois, chaque peuple du Continent, conviction pour laquelle chacun a payé très cher quand ce fut son tour. Nous avons appris à juguler le nationalisme… en fondant l’Union Européenne dont les premiers fondateurs étaient tous les vaincus de la 2e Guerre Mondiale. Nous avons été chair à canon sous les bombes. Aujourd’hui nous pestons contre les standards que Bruxelles impose à nos producteurs de lampes électriques, de tomates et de saucisses. Mais aucun de nous ne ressent la moindre hostilité envers l’Angleterre… Cela pourrait être pire.
  2. Plus sérieux: Elle a brutalement forcé la reconversion industrielle des vieilles régions charbonnières, textiles et métallurgistes sans aucune vision sur l’avenir possible d’un Royaume Uni industriel. Nous nous plaignons de ce que la financiarisation – et la privatisation et globalisation qui vont avec – a fait de nos transports, d’Arcelor, de Péchiney, d’Alstom… tandis que Maggie a favorisé l’extinction de British Rail*, et fait de l’aéronautique, la chimie, l’ingénierie électrique et générale et l’automobile anglaises une industrie de sous-traitants… En bonne comptable, elle a d’instinct favorisé l’industrie financière, et le commandement de Bernie Cornfeld, pionnier de la financiarisation aujourd’hui oublié, qui disait: Si tu veux sincèrement faire du fric, c’est directement avec le fric qu’il te faut travailler. Et par conséquent laisser la piétaille inventer, construire, produire, conditionner, transporter, entretenir, réparer, et vendre au rythme du métro-boulot-dodo, pour recevoir un salaire en peau de chagrin. La piétaille qui était à Birmingham, Manchester, Bristol, Newcastle, Glasgow, Leeds, j’en passe.
  3. Plus grave: Elle a combattu les indépendantistes irlandais d’Irlande du Nord avec intolérance, parfois avec cruautés sortant franchement des lois de la guerre telles que le Royaume Uni les a en général respectées, étant animée elle-même de préjugés archaïques et naïfs envers les Irlandais en général. Il a fallu, après des décennies de guerre et de terrorisme, l’intervention de l’Union Européenne pour finalement établir la paix à la frontière entre la République Irlandaise et l’Irlande du Nord; une paix durable, mais que la mise en pratique du Brexit pourrait compromettre.
  4. Enfin le plus grave: Elle a reconverti l’économie britannique en faveur des métiers de la financiarisation, métiers bien spécifiques dépassant le cadre de la finance classique, dans lesquels la City de Londres était déjà leader mondial, une position ancienne héritée du passé impérial; une position illustrée par l’invention des paradis fiscaux, qui est partie de la Chambre des Communes en 1929. Il est généralement estimé que l’industrie financière produit environ dix pour cent de l’activité totale – du PIB – de l’économie britannique. Le Brexit va maintenant encourager l’espoir que l’Union Européenne, une fois qu’une frontière sera imposée entre elle et la City, échappe enfin à cette gangrène de l’économie mondiale. Elle détruit emplois, industries et ressources naturelles dans la majorité des industries transformatrices, agriculture compris. Elle favorise l’accroissement des écarts de patrimoine et de revenus au point de détruire l’espoir d’améliorer ses conditions et celles de ses enfants, ce qui a été jusqu’à présent la grande excuse de ce qu’on appelle à tort le libéralisme. Et cette tendance lente mais inéluctable va provoquer une contraction du marché de la City de Londres, ce qui sera dur à court terme pour la City et aussi les autres places financières européennes, mais salutaire à long terme, pour les Britanniques comme pour les Européens. Et les autres.

Ce n’est donc certainement pas du coté de Maggie qu’il faut chercher nos politiques de demain. Mais nous pourrons sans aucun doute nous inspirer de sa ténacité et de sa force de conviction…

*Les meilleurs chemins de fer du monde des origines à 1940 ; parmi les meilleurs jusqu’à l’arrivée de Maggie.

Auteur/autrice

  • André Teissier du Cros - AEQUITAE

    Ingénieur-Docteur SupMéca (1958-63). Depuis 1972 dirige un cabinet de stratégie de l’entreprise et dirigeant intérimaire de 3 entreprises aux USA et au Canada. Acteur de soixante rapprochements d’entreprises entre l’Amérique du Nord, l’Europe, le Japon, la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient… ; Journaliste économique (1965-71). Ouvrages : Le Courage de Diriger (Robert Laffont, 1969), L’Innovation (Robert Laffont, 1971), Recherche d’Activités et Produits nouveaux (Prix IAE du Management, 1977) ; L’Innovation Malade de l’Impôt (Eyrolles-Ed. d’Organisation, 1980); traducteur-éditeur de The Fifth Rung on Jacob’s Ladder, (Jacques Caubet, Xulon Press, USA 2004). La France, le Bébé et l’Eau du Bain (L’Harmattan 2010). La Taxe sur l’Actif Net ou Impôt Progressif sur le Patrimoine Dormant (L’Harmattan 2016) et nombreux articles et conférences ; Rapporteur du comité ‘Innovation industrielle’ dans la Commission CNPF pour le Développement Industriel, présidée par François Dalle, (1979-81), dont le rapport avait été demandé par Raymond Barre, alors Premier Ministre ; Rapporteur, Commission Nationale pour l’Innovation nommée par G. Pompidou (Commission Barthalon, 1967-71) ; Président (1988-2001) d’une section USA des Conseillers du Commerce Extérieur de la France ; Président Commission Marketing, puis Président, de l’Alliance Française d’Atlanta (2004-2009) ; Président-fondateur du Comité Bastille en 2006 ; Enseignant Georgia Institute of Technology Evaluation Compétitivité Stratégique des Industries Manufacturières (1994-2001) ; Pilote privé FAA (ASEL-IFR) ; Membre (fauteuil 26) de l’Académie des Hauts Cantons

    Voir toutes les publications