Depuis les années 80, les nations se trouvent situées dans des marchés, et ce sont les marchés qui commandent aux nations.
Auparavant, c’étaient les marchés qui étaient localisés dans des nations, et les nations étaient souveraines sauf accord librement consenti.
C’est la conséquence de la financiarisation.[1]
Sous le modèle d’économie politique dit de la Financiarisation, une pensée unique inspire les acteurs et décideurs de l’économie mondiale. Elle dicte que les marchés décident beaucoup mieux et infiniment plus vite que les environ 200 gouvernements dits légitimes représentés aux Nations Unies, lesquels, en outre ne sont jamais d’accord entre eux. Les marchés, eux, sont gouvernés par 28 banques systémiques[2] qui, elles, sont parfaitement d’accord entre elles pour dire que l’adaptation à la demande des marchés internationaux est la seule manière de conduire l’humanité vers la prospérité, et qu’il n’existe pas d’alternative de toute manière. La financiarisation est donc utile, elle est nécessaire, elle est de toute façon en train de prendre le pouvoir, et c’est pour votre bien à tous. Donc pourquoi résister ?
Est-ce vrai ? C’est complètement faux.Voici pourquoi.
En 2016-17, l’espérance de vie des Français (82,4 ans) est de 3,1 années supérieure à celle des Américains (USA, 79,3 ans même source ; d’autres sources indiquent quatre ans). Pourtant les dépenses américaines de santé par tête sont au premier rang mondial ; les françaises ne sont qu’au septième rang. Parce que l’assurance vieillesse et santé est privatisée en Amérique, et gérée par des sociétés cotées en bourse, elles-mêmes contrôlées par des fonds de pension eux aussi cotés. Les 28 banques systémiques travaillent en symbiose avec ces fonds qui sont leurs actionnaires et clients. Les objectifs de la gestion de ces fonds sont imposés par les banques systémiques. Et tous savent que la rentabilité des fonds est maximale si les assujettis ne vivent pas trop vieux.
Donc pour que ces assujettis ne restent pas trop longtemps à charge, surtout quand ils souffrent de maladies coûteuses, sans pour autant être accusés de non-assistance à personne en danger, voici comment ils procèdent:
Les 300 plus grands fonds de pension du monde collectent et gèrent 14 800 (oui, quatorze mille huit cent) milliards de dollars soit 42% de l’épargne mondiale.
Regardez le schéma joint et constatez d’abord que la France n’apparait même pas sur la carte des fonds de pension. Ce n’est pas un oubli ! L’Italie et l’Espagne sont absentes aussi. La puissante Allemagne elle-même – le pays le plus compétitif du monde – ne figure que pour 1,5% du total des fonds gérés ! Les Etats Unis détiennent avec le Canada 43,6% des fonds mondiaux ; le Japon suit avec 12% (le modèle japonais a été directement adapté du modèle américain, et pour cause.) Ensuite viennent les Pays Bas, la Norvège et le Royaume Uni.[3]
Retenons que l’Amérique du Nord est toute puissante sur le marché mondial des pensions, assurances-vie et autres retraites
Et comment font les autres, alors ?
Les autres font plus ou moins comme la France, laquelle constitue un cas limite : Un régime de base par répartition (inventé cependant par Bismarck) qui échappe donc à tout marché financier, des régimes complémentaires qui peuvent procéder par capitalisation de l’épargne, et une seule entité, la Sécu, qui gère à la fois les assurances retraites, la santé et le chômage. L’Insee évalue le patrimoine financier des ménages à un peu moins de 4 000 milliards en 2016. Mais la Sécu en tant que telle n’a pas de bilan représentatif des fonds gérés puisque ses statuts lui interdisent de fonctionner comme une institution financière cotée en bourse. Les points de retraite acquis par chaque Français ne sont que des points et non pas des euros ; et leur valeur est nulle avant votre retraite puisqu’elle ne peut pas être liquidée. En raison de la retraite par répartition la fortune des Français est donc sous-évaluée et elle n’apparait pas sur la carte mondiale des fonds de pension.
Les 28 banques systémiques sont d’accord avec ces Fonds de Pension, qui sont leurs actionnaires et clients, pour piloter la masse financière que forme l’ensemble de ces fonds suivant les règles que voici :
- Cette masse sera investie dans le marché boursier mondial, donc notamment dans des entreprises cotées[4].
- Les fonds seront actionnaires minoritaires, mais en passant par des structures et des accords entre actionnaires leur permettant en pratique le contrôle suprême sur la stratégie de ces entreprises.
- Cette stratégie sera toujours la même, appelée SVE pour Stockholders’ Value Enhancement ou maximisation de la valeur détenue par l’actionnaire.
- L’ancienne stratégie née dans les années 50 à 80 dite de dominance de marché par les avantages concurrentiels fondés sur des ressources humaines et des équipes hautement qualifiés donc bien payées, sur des technologies et des savoir-faire, et sur des scénarios originaux d’application de la stratégie, sera remplacée par une stratégie universelle, elle aussi fondée sur trois principes : Bas coûts salariaux, bas coûts salariaux, et… bas coûts salariaux.
- Dans cette stratégie, tout coût fixe (salaire et CDI) sera autant que possible remplacé par un coût variable, et toute obligation contractuelle envers un salarié ou un fournisseur sera remplacé par une obligation moindre, et plus difficile à faire respecter en raison du coût potentiel de toute dispute (voir clauses en petits caractères de contrats d’assurance-vie, de pensions, etc. figurant en bas de page et formulée dans des termes renvoyant à des jurisprudences diverses pour veiller à ce que la simple prise de connaissance du contrat coûte un maximum de frais juridiques avant même de savoir si votre cas est défendable ou pas, et à quel coût.)
- La règle d’or imposée aux directions générales sera : Rentabilité des fonds investis de 15%.
- S’il apparaît dans les Comptes d’Exploitation Prévisionnels (CEP, mis à jour mensuellement…) que cette rentabilité risquerait de ne pas être atteinte, imposer des mesures conservatoires : licenciements ; fermetures d’usines ou d’ateliers ; sous-traitance externe de fonctions jusqu’alors intégrées (recherche & développement, marketing, publicité…) ou de production de composants spécifiques qui peuvent être remplacées par des composants standards…) ; acquisition de concurrents en difficultés ou financièrement vulnérables, et de PME et Start-ups novateurs…
- La structure organique d’ensemble de chaque entreprise sera normalisée pour que ses ratios financiers puissent être comparés à tout moment (benchmarking) aux mêmes ratios financiers de sa concurrence mondiale, elle-même normalisée dans le même sens.
- La gestion des obligations de maintien de santé des salariés comme des consommateurs s’efforcera de les minimaliser en forçant une renégociation de contrats et un lobbying auprès des gouvernements pour que leur Code du Travail soit simplifié dans un seul sens : celui qui réduit les dites obligations et rend leur non-respect de moins en moins dangereux pour l’entreprise et son actionnaire. Dogme et Mots de passe : Si c’est légal, c’est éthique ; si on peut échapper aux litiges avec des frais de justice et amendes compatibles avec nos CEP, c’est légal ; les frais de justice, compensations à l’amiable et amendes diverses sont des dépenses déductibles, donc légales, point. Les bons dirigeants sont ceux qui apportent des solutions tout de suite au lieu de soulever des problèmes pour plus tard…
- Ces conditions sont dures pour les dirigeants ! Aussi on leur facilite la tâche d’abord en les payant très bien, ensuite en leur permettant de piloter le cours en bourse de leurs actions grâce aux rachats par l’entreprise de ses propres actions et par une rémunération par stock-options leur permettant de gagner à tous coups, y compris quand le cours baisse et qu’il est temps qu’ils empochent leur parachute doré avant de céder la place à un successeur qui répétera le scénario.
Dans ce contexte un immense risque financier est constamment réévalué : c’est celui que représente une population croissante souffrant de maladies diverses, et/ou retraitée ; les dites maladies étant de plus en plus couteuses à soigner en raison du progrès scientifique mais aussi, ne l’oublions pas, parce que les industries pharmaceutiques, alimentaires et autres impliquées dans la santé sont-elles-mêmes cotées en bourse, et sont donc soumis à la même règle d’airain : 15% de rentabilité des fonds investis ! Ce risque est en constante augmentation puisque jusqu’à présent l’espérance de vie a augmenté partout, ce qui commence à ne plus être le cas.
Vous comprenez maintenant que si la France et la plupart des pays ne sont pas ou peu représentés sur la carte ci-dessus des fonds de pension c’est en parce qu’en même temps ce sont des pays où on vit plus vieux qu’ailleurs…
Pensez-y en regardant la bonne vieille Sécu française avec les yeux d’un assureur : privatiser la Sécu, ce serait un Eldorado.
Et demandez donc à tous les candidats à la présidentielle, aux sénatoriales comme aux législatives : Quelle est leur position vis-à-vis de la financiarisation ; et insistez : Non, pas la finance, je dis bien la financiarisation !
[1] Repris de Wolfgang Streeck, How will Capitalism End? Ed. VERSO
[2] Voir François Morin, L’Hydre Mondiale, et L’Economie Politique au XXIe siècle,Ed. Lux.
[3] Oublions la Norvège dont le système de pensions, bien que classé comme privé, est géré sur des critères lui permettant d’échapper à la financiarisation mondiale, donc bien sûr privilégiant le Long Terme.
[4] Mais pas seulement. Il reste les marchés monétaires et de commodités et le marché obligataire.